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En Algérie, l’inauguration d’une statue de Bigeard réveille les blessures du passé

Le quotidien francophone algérien El Watan donne d’emblée le ton dans un de ses articles, publié le 1er avril. Le titre est éloquent, et c’est loin d’être un poisson d’avril : « Révisionnisme historique, à Toul, le tortionnaire Bigeard aura-t-il sa statue ? ». Les mots sont forts et reflètent bien le désarroi des Algériens à l’endroit de cet hommage. Qui n’est d’ailleurs pas le premier : à la mort de l’ancien soldat, en 2010, les autorités françaises – soutenues par une partie des députés de droite et des associations d’anciens combattants – avaient envisagé de transférer ses cendres aux Invalides. Projet abandonné à la suite de la levée de boucliers qu’il avait provoqué. Ce qu’il reste de l’officier repose in fine au Mémorial des guerres en Indochine, à Fréjus, dans le sud de la France.

Avant d’évoquer le parcours du général Bigeard en Algérie, un retour en arrière s’impose. En mars 1939, soit six mois avant que n’éclate la seconde guerre mondiale, il est appelé. Marcel Bigeard a alors 23 ans, il a terminé son service militaire quelques mois plus tôt et porte le grade de sergent de réserve. Fait prisonnier lors de la débâcle des troupes françaises face à la Wehrmacht, en juin 1940, il s’évade en fin d’année 1941. Passant en zone libre, il est envoyé au Sénégal après s’être porté volontaire pour reprendre les armes, et monte rapidement en grade.

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Sergent, puis très vite adjudant et sous-lieutenant, le voilà parachutiste dans l’Armée de libération. En 1944, il est largué au dessus de l’Ariège, où sa mission consiste à encadrer les mouvements de la résistance française. À la libération, il est élevé au grade de capitaine d’active pour ses faits d’armes. Également à son palmarès, une Légion d’honneur et un Distinguished Service Order britannique. Pourtant, c’est en Indochine que se forge vraiment le « mythe Bigeard ». À Tu Le surtout, un village du Tonkin où, en octobre 1952, à la tête de son bataillon, il arrive à briser l’encerclement des Vietminh et à rejoindre les forces françaises. Sa gloire et son héroïsme sont désormais établis. Ils le précèdent partout où il va. En novembre 1953, il est parachuté sur Dien Bien Phu. Prisonnier, il recouvre un peu plus tard la liberté.

Des maquis à la bataille d’Alger

C’est donc un militaire déjà légendaire qui débarque en Algérie le 1er novembre 1955, un an précisément après la Toussaint rouge, point de départ de l’insurrection. Aussitôt arrivé, le voici sur le terrain montagneux d’Edough, puis du Constantinois, avec son 3e régiment de parachutistes, arpentant le maquis pour débusquer les rebelles. Et la tâche est loin d’être aisée, de l’aveu même de Bigeard. Comme à Saïdia (aujourd’hui ville frontalière du Maroc) où, expliquera-t-il, « les fells [fellaghas, c’est-à-dire les résistants, NDLR] sont les rois, tendent les embuscades, harcèlent les postes… »

Pour cadrer ce foutoir, je donne mes ordres

Marcel Bigeard

Des maquis à la bataille d’Alger (1957). D’un cadre rural ou montagneux à celui d’une guérilla urbaine, dans l’enchevêtrement des venelles de la médina et de la kasbah, la donne change du tout au tout. Dans son livre Histoire de l’Algérie contemporaine, de la Régence d’Alger au Hirak, l’historien Pierre Vermeren dresse le macabre bilan des combats : « Parmi les 300 000 morts de la guerre, on relève 10 000 victimes de la guerre contre le MNA et le FLN [Front de Libération National], 30 000 Algériens tués par le FLN (lors de l’opération Bleuite, par assassinat de collaborateurs des Français, des traîtres, des suspects, etc.) et 5 000 soldats français musulmans d’Algérie. Les 250 000 à 260 000 restants sont en majorité des civils tués dans la guerre par les bombardements, les exécutions, les nettoyages de territoires lors de la bataille d’Alger […], auxquels s’ajoutent près de 70 000 combattants, fellaghas alias moudjahidines. »

« Casser les cellules du FLN pour démonter la résistance »

Alger a payé un lourd tribut, notamment lors du ratissage de la kasbah lors duquel Bigeard et son bataillon de parachutistes de la 10e division sont en première ligne. Dans cette bataille de neuf mois, soldats français et combattants du FLN algérien jouent au chat et à la souris. Le récit qu’en fait Marcel Bigeard dans ses mémoires, Ma vie pour la France, est éloquent : « Pour cadrer ce foutoir, je donne mes ordres. […] À nouveau, nous allons remonter les filières pour identifier les membres des cellules FLN et casser ces cellules pour démonter la résistance adverse. Il faut agir fermement et vite pour arrêter le massacre […]. Les bureaux FLN tombent les uns après les autres grâce au travail de renseignement que je remets en place. »

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Des opérations commando qui s’accompagnent d’une torture systématique des captifs. C’est là où le bât blesse, et où les mémoires algérienne et française ne peuvent se rejoindre. D’autant que les supplices infligés par l’armée françaises aux fellaghas sont amplement documentés, et que Bigeard semble maître en la matière. « Le colonel Marcel Bigeard enseigna [la doctrine Wuillaume], avec la théorie de la ‘guerre révolutionnaire’ importée d’Indochine, au camp Jeanne d’Arc à Philippeville en 1958-1959 », expliquent conjointement les historiens Mohammed Harbi et Benjamin Stora dans leur essai La Guerre d’Algérie.

Actes de torture

La doctrine en question porte le nom d’un inspecteur général de la police, Roger Wuillaume, qui, le 2 mars 1955, avait rendu public un rapport réalisé à la demande du ministre de l’Intérieur de l’époque, François Mitterrand, confirmant la pratique d’actes de torture par les forces françaises, et ce, avant même que n’éclate la guerre d’Algérie. « Les procédés du tuyau d’eau et de l’électricité, lorsqu’ils sont utilisés avec précaution, produisent un choc, au demeurant beaucoup plus psychologique que physique, et par conséquent exclusif de toute cruauté excessive », écrivait-il.

« De nombreux cas de tortures sont avérés. Les plus connus sont le fait du commando Georges […]. Ce commando, composé de deux cent quarante harkis, est dirigé par un capitaine appartenant à l’état-major du lieutenant-colonel Marcel Bigeard », poursuivent Mohammed Harbi et Benjamin Stora. En clair : le célèbre officier parachutiste supervise bel et bien les opérations. Le fait est d’ailleurs connu à l’époque et lui vaut d’être une cible de choix pour le camp adverse. Le matin du 5 septembre 1956, à Bône (Annaba aujourd’hui), il échappe de justesse à un attentat. Deux balles l’atteignent, l’une dans le ventre et l’autre dans le bras. Il s’en sortira indemne.

Un parcours qui ne fait que contribuer à la célébrité de Marcel Bigeard, alimentée par la presse française. Le 26 juin 1956, le magazine Femina Illustration publie un reportage titré « Bigeard le magnétique » sous la plume de l’écrivain Joseph Kessel. Ce dernier, qui a couvert le procès de Pétain ainsi que celui des criminels de guerre nazis à Nuremberg, est déjà connu pour avoir, le premier, consacré un long portrait au maréchal Bugeaud, l’homme de la conquête de l’Algérie aujourd’hui considéré comme l’un des symboles les plus brutaux du colonialisme.

Des ouvrages à sa propre gloire

Bigeard, en outre, contribue lui-même à bâtir sa propre légende. Durant ses opérations en Algérie, il se fait accompagner par Marc Flament, un photographe. Les clichés pris par celui-ci figurent en bonne place dans le livre que le général publie en 1995, Ma Guerre d’Algérie. D’autres ouvrages suivront, abondants et visant à chaque fois à établir une image héroïque de l’auteur, voire à enjoliver son action lors des guerres coloniales, raconte l’historien Alain Ruscio : « Marcel Bigeard fut, il est vrai, mobilisé en 1940 dans la Résistance (ce fut le seul bon combat de sa vie). Mais il a ensuite combattu en Indochine et en Algérie et y a subi deux défaites. Le sentiment de revanche – même par le livre, l’article de journal ou le discours de tribune – est légitime : ces gens-là ont passé leur vieillesse à refaire indéfiniment leurs batailles… de façon fantasmée. »

Dernière facette de l’officier parachutiste : celle du héros populaire, courageux et proche de la troupe. Alain Rucio le reconnaît d’ailleurs : « Il y a la légende Bigeard, le baroudeur, l’homme de terrain, ce qui est vrai. Il était adoré de ses hommes parce qu’il allait au combat avec eux et n’était pas un officier d’état-major. Par exemple, quand il était en opération en Algérie, il se levait en même temps que ses hommes pour le footing et la gymnastique du matin, torse nu. » Une certaine forme de modestie, une spontanéité qui plaisaient aux hommes et au grand public. Mais qui ne compense en rien la face sombre de l’histoire de Bigeard en Algérie.

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Article écrit publié en premier sur JeuneAfrique.Com

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